Le Miroir

(suite de Confinement)

Eric Mahias

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1

    Clément a triché. Lorsqu’il a dévalé les cinq étages tout à l’heure, il pensait pourtant revenir au bout de soixante minutes. Officiellement, c’est exactement ce qu’autorise l’attestation de sortie. Mais il a triché. Plusieurs fois, il est remonté, a rédigé une nouvelle autorisation et est ressorti. Sans regarder le miroir.

   À la nuit tombée, après de multiples tours du pâté de maison, il s’est enfin calmé. Plus de risque que le soleil vienne inonder la glace et y ramène cet énergumène improbable qui l’a tant secoué. Par sécurité, il a même retourné le cadre. Plus de reflet possible.

*

    Troisième semaine de confinement dans sa chambre de bonne. Impossible d’aller à la Fac. Il faut s’organiser autrement. Et arrêter de rêvasser, retendre le fil des jours qu’il a perdu. Vu la taille ridicule de sa chambrette, ce fil n’a pas pu s’égarer bien loin. Un simple effort de concentration devrait suffire.

    Commencer par faire place nette sur sa minuscule table. Virer cette grosse pomme qui le gêne. Elle l’a nargué une partie de l’après-midi.

    Aux confins des morsures, sa peau asséchée se recroqueville, se fane, s’étiole. Quelques rares sillons juteux persistent dans sa chair, mais toutes les arêtes ont viré au marron. Non pas qu’elle ne soit plus appétissante, mais il n’ose pas la finir. Au fond d’une blessure plus profonde, un pépin vient de se détacher, a roulé sur la table avec un petit bruit sec et creux. Sa pomme a perdu la vue, un œil énucléé pour un regard vide. Le grain s’est agité un court instant, a roulé deux trois fois sur lui-même et s’est arrêté, sans vie. Il git à deux centimètres et demi de son corps d’origine.

    L’étudiant en biologie a scruté la scène, a suspendu sa respiration lorsque le pépin s’est évadé. Qui aurait imaginé que mêmes les pépins de pomme voudraient prendre l’air ? Sans attestation de sortie, l’évasion est impossible. Tentative ratée !

    Clément se rapproche encore, fixe le grain mort de ses yeux profonds, le nez posé sur le rebord de la table. Ça le fait un peu loucher. Il ajuste ses lunettes, du bout de l’index les remonte d’un petit mouvement inconscient. Le pépin ne bouge plus. La pomme aveugle semble encore plus défraîchie que tout à l’heure. Ses chairs dépérissent.

    L’étudiant pose une main sur la table, doucement. Le fruit ne réagit pas. La main glisse à plat sur quarante centimètres, jusqu’au crayon jaune qui dort un peu plus loin. Elle le saisit, recule et s’installe en face du grain sec. De sa pointe grise le graphite titille la semence, sans réaction. La pointe pénètre la chair du fruit défendu, exprime quelque suc oublié et une ou deux bulles. Elle se retire lentement, laissant derrière elle un cratère noir et humide.

    La tête du confiné s’incline vers la gauche. Ses épaules remontent un peu. Sa tempe ressent la douceur du peuplier parfaitement raboté. Il étend la jambe, enroule le pied et ramène la poubelle à l’aplomb du bureau. Sa main droite hésite, tapote la mine sur la table, trois fois. Elle s’élève au-dessus du fruit puis, d’un coup de crayon assassin, envoie la pomme rouler vers la poubelle. La chute est longue mais fatale. Au bout de sa course, le fruit éclate libérant neuf pépins luisants et plein de vie.

    Problème réglé. À la poubelle la pomme !

2

    Clément n’a plus aucune envie de tester l’ennui. C’est un luxe qu’il ne peut pas se permettre. La réussite de son année dépend de sa capacité à se reprendre. Il est bientôt 23 heures et il n’a pas dîné. Il se lève, attrape la casserole en fer blanc à côté du réchaud, la rince sous le robinet. Le jet est puissant et éclabousse sa chemise verte. Les taches d’eau confluent en un glacial territoire imaginaire. Il estompe le centre de la carte d’un coup de serviette et pose le récipient sur la plaque brûlante. Quelques pennes feront l’affaire. Avec une pointe de beurre et beaucoup de poivre.

    Avant que l’eau frémisse, l’étudiant se met à l’ouvrage. La géologie n’est pas sa matière préférée. Il a toujours pensé que le karst était un gâteau ! Une réminiscence due à la faim qui soudain le tenaille. Il lit : « Il faut considérer le karst comme un ensemble de conditions souterraines et de surface… ». L’eau bouillonne en profondeur. Clément refait surface, il faut mettre les pâtes !

    Quelques ronds de spatule pour stimuler l’indépendance de chaque penne et Clément se rassoit.

    « Les Dolomites, à la frontières italo-autrichienne… ». Il ne peut finir la phrase, au plafond l’abat-jour s’est mis à tanguer. La pièce est haute, le manche à balai récupéré dans le placard freine l’oscillation.

    « Les Dolomites sont un parfait exemple de morphologie karstique… ». Il n’y arrivera pas. Le tangage a repris de plus belle. Clément monte sur la chaise. À bout de bras, il saisit le réflecteur, s’y agrippe pour cesser le va et vient.

    De l’arrière du miroir, dans un coin où le feutre s’est décollé, une ondulation colorée, vive et directe, s’abat sur lui. Il est un peu étourdi mais ne lâche pas sa prise.

    « Lâchez ça ! » lui crie-t-on depuis le sol.

    Un long câble passe entre ses mains et ses pieds. Il tourne la tête. Cinq mètres plus bas, un homme d’une trentaine d’années, cheveux bruns, petite moustache, agite les bras, très en colère.

    – Lâchez ça, crie à nouveau l’homme, redoublant de fureur.

    – Mais je ne peux pas ! Et puis, d’abord, qui êtes-vous ? Où suis-je ?

    L’étudiant regarde au-dessus de lui. À plus de 60 mètres, culmine une vaste coupole peinte d’où part le câble auquel il est suspendu.

    – C’est plutôt à vous de dire qui vous êtes et comment vous êtes arrivé là !

    – Mais je n’ai aucune idée de la façon dont je suis arrivé là ! J’étais en train d’arrêter le va et vient de mon lustre et me voici pendu à ce truc !

    – Ça n’est pas un truc, comme vous dites. C’est un pendule, MON pendule ! Et vous allez finir par le casser avant que le public ait pu le voir.

    – Mais je connais cet endroit. N’est-ce pas le Panthéon ?

    – Bien sûr que c’est le Panthéon ! Mais lâchez mon pendule sinon, aussi vrai que je m’appelle Jean Bernard Léon Foucault et que nous sommes le 3 mars 1851, je vais demander qu’on vous descende manu-militari !

    – 1851 ! Vous plaisantez j’espère ! Écoutez, monsieur Foucault, je ne lui veux aucun mal à votre pendule. J’ai le vertige et je voudrais descendre. Je commence à glisser.

    – Bien, vous voyez les matelas que j’ai fait disposer au sol, à l’aplomb de vos jambes ? Ils sont là pour recevoir le pendule au cas où il tomberait malencontreusement pendant sa mise en place. Il est fragile. S’il vous plaît, lâchez mon pendule, vous atterrirez en douceur.

    – Vous êtes sûr ?

    – Avez-vous une autre suggestion, jeune homme ?

    – à vrai dire, aucune, non ! De toute façon, je ne tiens plus…

    Clément lâche le pendule.

    Il chavire. Sa chute n’est pas aussi rapide qu’il l’avait imaginée, son corps tombe au ralenti.  À mi-course, un éclair bleuâtre lui traverse les globes oculaires et accélère sa chute. Au moment où il atterrit… sur son lit ! il voit distinctement la lumière indigo rejoindre l’arrière du miroir.

    Au creux de sa main, il tient neuf minuscules pépins bleus.

Avec l'aimable autorisation de mon ami Didier.
Avec l'aimable autorisation de mon ami Didier.

Nouvelles d’un Enfermé

Nouvelles d’un Enfermé (5 nouvelles : Confinement, Le Miroir, La Pomme, Le pépin, et Les Neuf Mondes) Eric Mahias Pour lire cette Nouvelle complète, téléchargez le PDF ci-dessus à droite. Nouvelles d’un Enfermé.pdf Cliquez sur l’icône pour télécharger la nouvelle en PDF Facebook

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Les Neuf Mondes

Au rez-de-chaussée, dans l’ombre du couloir, un léger crissement se fait entendre. Le goulot d’un bouteille de vodka, négligemment jetée dans la poubelle, vient de basculer. Ce grincement métallique c’est le début des ennuis : le miroir s’est fendu. Habituellement les Nornes s’en sortent très bien. Les neuf mondes d’Yggdrasil, pour elles c’est finger in the nose. Sauf qu’avec une fissure dans ce foutu miroir, l’étanchéité entre les neuf mondes n’est plus garantie !

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Le Pépin

Clément est allé ouvrir la fenêtre. Il fait encore frais ce matin, 3 avril 2021. Quatre degrés au thermomètre fluorescent surplombant la pharmacie, au pied de son immeuble.

Il se retourne, les bras croisés, le dos au jour. L’ombre qui se projette sur le parquet lui donne la conscience de son existence. C’est bien lui. Il pourrait en douter tant il a failli se perdre au milieu des péripéties qui agitent ses jours.

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La Pomme

Parachuté sur son matelas, Clément s’est endormi sans sommation. Au creux de sa main droite, neuf minuscules pépins bleus.

Neuf, quête d’absolu et d’idéal.

Neuf, la connaissance et le pouvoir.

Dans le panier, la pomme déchue, privée de sa semence, pourtant survit. Symbole d’immortalité, aux Hespérides comme au jardin d’Idun, le fruit d’or éveille toutes les convoitises. Cette nuit, la paume de Clément est le nouveau jardin du Valhalla.

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Le Miroir

Troisième semaine de confinement dans sa chambre de bonne. Impossible d’aller à la Fac. Il faut s’organiser autrement. Et arrêter de rêvasser, retendre le fil des jours qu’il a perdu. Vu la taille ridicule de sa chambrette, ce fil n’a pas pu s’égarer bien loin. Un simple effort de concentration devrait suffire.

Commencer par faire place nette sur sa minuscule table. Virer cette grosse pomme qui le gêne. Elle l’a nargué une partie de l’après-midi.

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Arsenic 2100

Miguel Estevan, chef de la station X456 d’Itapiranga, arriva de bonne heure sur le site. Il fallait inspecter les installations avec l’équipe de nuit avant le relai de la brigade de jour. Les quatre hommes, de garde jusqu’à 6 heures, n’avaient rien signalé de particulier, en dehors d’un pic assez inhabituel de gaz acres et amers. L’alarme n’avait pas été jugée nécessaire : le vent continuerait de les disperser et, de toutes façons, les masques à gaz étaient portés en permanence.

Dès qu’il sortit le pied gauche de son véhicule de fonction, à 4h30, Miguel sentit que quelque chose d’anormal était en train de se produire : le sol n’avait pas la consistance habituelle.

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Le Spectacle

Une fin de journée comme je les aime. Douceur à l’extérieur, calme à l’intérieur. Je veux dire aussi dans mon intérieur à moi, ce qui est plutôt rare. Sans doute l’arrivée du printemps, les petits oiseaux et tout ça. Au bureau, l’ambiance était carrément zen. Même mon voisin m’a salué quand je suis rentré à pied, tout à l’heure. Pour prolonger cette sensation de bien-être, je m’installe sur la terrasse, devant la maison, avec une bière et le journal ! Les pieds sur la table basse, à l’américaine…

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Le Paquet

Je ne sais pas exactement comment je suis arrivé là, avec mes deux enfants, Alice et Romain, 12 et 10 ans. Ça a commencé plutôt normalement. Un hologramme a sonné chez nous ce matin et m’a remis mon ordre de mission : il y avait un paquet pour moi au Centre de Distribution ; je devais le chercher pour le remettre, dans la foulée, à la personne qui viendra le réclamer.

Depuis 2045, il se passe de drôles de choses chez nous…

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Confinement

L’œil me regarde au bord du miroir, un œil gauche de toute évidence, éclairé par une intense lumière
de printemps et le rebord doré de la glace. Un demi-visage suspendu là, sans cou, sans cervelle, sans envie,
au-dessus de la cheminée de ma chambre de bonne. Il n’a pas bougé depuis un quart d’heure, peut-être plus ; le temps s’épuise de durer.

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Le Burochois

Neuf minuscules pépins bleus…
Au s’cours, j’appréhende la suite ! « Rostin clasta auvara chasta….. »,… Dans les légendes de la mythologie lorraine des Vosges du Nord, on dit que le chiffre neuf ne laisse pas indifférent car il est le nombre par excellence…
…Éclair bleuâtre, lumière indigo, pépins bleus, ne serait-ce pas tout simplement une évolution de flammeroles annonçant le retour de Lucifer ? Et si la biologie enzymatique évolutionniste frôlait la sorcellerie…? P’tain, on est en pleine théorie de l’évolution, E = MC²… Darwin sors de ce miroir ! 😉

Le Burochois

Nous sommes effectivement à la croisée d’univers étranges dans cette excellente suite de confinement.
Mais mon Dieu qu’elle est vilaine cette pomme narquoise et aveugle, et pour cause… 😉
Ma grand’mère disait qu’une pomme par jour éloignait le médecin… Visiblement, Maître Mahias, cette grosse pomme narquoise ne vous a pas dérangé un seul instant. Clément par contre, je pense que oui… et comment !
Pomme originale ou péché originel, ce fruit qui symbolise le péché de chair continue à faire couler beaucoup d’encre, mais pas que… ! L’évangile selon Saint Mahias ou le mythe des pommes du jardin des Hespérides ? Clément ignorait certainement qu’après avoir croqué la pomme, Ève avait rencontré des pépins… Et Dieu sait si les pépins de pommes ont toujours eu mauvaise presse à cause de leur toxicité.
« L’étudiant en biologie a scruté la scène lorsque le pépin s’est évadé… » (sic). Clément prévoyait sûrement de venir, comme le font les étudiants lorsqu’ils arrivent avec leurs faluches en scène…
J’ai bien aimé la séquence tambouille de pennes, très drôle… Quant au pendule de Foucault au Panthéon c’est quelque chose… Je me demande si Clément ne bédaverait pas un brin le chichon ?
Encore Merci pour ce bon moment… (comme disait l’opportuniste Valérie T.)

Odile Jarrousse

Cher auteur
Après la terre bleue comme une orange de Paul Eluard, les pépins de pomme bleus de Clément..
Je suis encore plus tenue en haleine car il va falloir attendre pour lire la suite des aventures de ces énigmatiques pépins bleus…!

Alexandra CHAUCHEREAU

La suite de confinement tombe à point nommé ((. Merci pour ces excellentes newsletter et nouvelle. Et visite au pendule notée dès que cela sera possible !

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