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Six pépins bleus dans une soucoupe verte.
Six, beauté et harmonie.
Six, exigence et impatience.
*
Clément est allé ouvrir la fenêtre. Il fait encore frais ce matin, 3 avril 2021. Quatre degrés au thermomètre fluorescent surplombant la pharmacie, au pied de son immeuble.
Il se retourne, les bras croisés, le dos au jour. L’ombre qui se projette sur le parquet lui donne la conscience de son existence. C’est bien lui. Il pourrait en douter tant il a failli se perdre au milieu des péripéties qui agitent ses jours. Il ne comprend pas bien comment le journal est arrivé sur sa table, ne se souvient pas de l’avoir acheté. Il n’achète jamais de journaux, ni de revues. Il comprend encore moins comment l’année 2021 est arrivée aussi vite. Est-ce cette forme de paresse née avec le confinement qui a avalé le temps comme elle a rétréci sa patience ?
C’est une lutte permanente pour l’étudiant, ne pas céder à la nonchalance. Ne pas utiliser sans cesse le prétexte des jours qui se ressemblent pour ne pas entreprendre ce qui doit être fait.
À sa gauche, sur la table, 3,6 mg de cyanure. L’étudiant en biologie avait été surpris d’apprendre qu’un banal pépin de pomme pouvait être le prélude à de sérieux ennuis. Six pépins, 3,6 mg de poison mortel. Bon, il lui faudrait en avaler au moins cent pour que cela représente un vrai danger. Dix pommes, pas plus, en fait. Banal. 100 pépins de pomme écrasés dans un petit jus de muguet et plus de Clément…
Il secoue la tête. Pourquoi ces sombres pensées se sont-elles agrippées à son esprit ?
Il lui faut un deuxième café ! Au coin de la rue le Clocher du Village maintient une petite activité de service. Café à emporter et quelques plats du jour à midi (et des huitres aussi… miam !). Mais défense d’entrer, tout doit se passer sur le pas de porte. Les Boulonnais ont appris à vivre dehors. Vivre dehors ou mourir ? Et voilà encore cette idée de mort qui l’assaille sournoisement !
Clément, levé depuis moins de 30 minutes, découvre qu’il est tout habillé. La raison de cet accoutrement inhabituel lui échappe. De la main gauche, il attrape sa parka suspendue à la porte d’entrée, de la main droite il actionne la poignée de porcelaine. Il marque un arrêt, reste agrippé au pommeau. Il aime sa douceur, ça lui rappelle la maison de sa grand-mère, dans le Loiret. C’est un garçon nostalgique qui descend marche après marche les cinq étages. À 14 ans, il avait passé trois semaines chez son aïeule pour soigner une pneumonie attrapée au vent du tracteur. Mamie lui avait appris à tricoter. Il n’avait jamais été plus loin que l’écharpe.
Il franchit le portail de l’immeuble un sourire aux lèvres. Qu’est-elle devenue cette écharpe ? Perdue ici ou là au milieu d’un déménagement, sans doute. Un des nombreux changements d’adresse qui l’ont empêché de se sentir durablement chez lui quelque part. Zut, il a oublié de mettre son masque. Il fouille les poches de sa veste et, dans la gauche, reconnait la consistance de l’élastique. Il en a partout des masques. Des chirurgicaux, une face blanche, une face verte. Il applique la protection sur le visage, pince la baguette de métal contre le nez. En levant les yeux autour de lui, il ne voit que des chirurgiens à la bouche verte. Sommes-nous tous en souffrance pour qu’il y ait besoin de tant de chirurgiens ? Il ne nous manque plus que la blouse et les chaussons jetables. État d’Urgence Sanitaire. C’est vraiment sérieux d’appeler ça une urgence ? Tout est en suspend et on appelle ça une urgence ! Clément marche vers le café, perdu dans ses pansées. Des pensées malades. Il n’arrive pas à s’en défaire, ce matin. Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond, mais quoi ?
Depuis le perron du Clocher, une femme le regarde avancer vers elle. Le jeune homme ne voit que ses yeux, évidemment. Une chirurgienne l’attend au Café.
– Bonjour madame, je peux avoir un expresso ?
– Bien sûr, je vous rapporte ça de suite.
La serveuse s’éclipse. Une voiture rouge démarre au feu rouge et emmène avec elle le souffle rauque du percolateur.
– Merci madame. Vous êtes nouvelle ici ? On ne s’est pas vu quelque part ?
Il est perspicace, pense Skuld.
Lorsque la Norne est sortie de derrière le miroir tout à l’heure, ses sœurs l’ont avertie : tu vas être démasquée ! Ben non, justement, puisque je serai masquée ! a-t-elle répondu. La jeune magicienne ne manque pas d’humour. Mais ce n’est pas ce qui va la tirer d’affaire. Clément l’a reconnue, c’est sûr, même s’il ne sait pas encore la replacer.
– Oh, vous savez, je passe d’un café à l’autre en ce moment.
– Ah ?… Mais moi, je ne prends de café qu’ici. Non, je pense que je vous ai vue ailleurs. À la librairie, en face ? Vous m’avez vendu un livre ? Je n’achète jamais de journaux.
Skuld transpire. Il a déjà fait le lien quelque part dans ses neurones, c’est sûr. Ça n’était pas une bonne idée d’aller voir comment il se comportait dans le futur en dehors de chez lui.
– Excusez-moi, j’ai du travail à l’intérieur. Vous voulez autre chose ?
Clément fait tourner le reste de café dans sa tasse. Il incline délicatement la porcelaine pour diluer la mousse accrochée aux bords. Quelques grains de sucre de canne roulent au fond. Il pense aux pépins bleus sur la soucoupe verte, au journal, à la fille. Où est-elle ? Il est sûr que cette fille a un rapport avec ce qui lui arrive.
Il a besoin de marcher. Jusqu’au parc Rothschild. S’il est ouvert ça lui donnera l’impression d’avaler de l’oxygène pur.
*
Skuld a senti le danger. D’un jet, elle s’est éclipsée derrière le grand miroir du café et, de là, par une connexion que seules les Nornes connaissent, dans celui de Clément. Le conciliabule entre les trois sœurs est inévitable.
– Il se doute de quelque chose…
– Tu as raison, intervient Urd, prêtresse du passé. Je pense que nous avons été trop confiantes.
– Qu’aurions-nous dû faire alors ? ponctue Verdandi, la responsable du présent. Tu es la plus âgée de nous trois. Même si le court voyage dans le passé de ce jeune homme n’a pas été un grand succès, tu as plus d’expérience que Skuld et moi réunies.
– Eh bien, je pense que Skuld a oublié que, même dans le futur très proche, les surprises ne sont pas exclues. En propulsant Clément un an en avant, nous n’imaginions pas que cette drôle de situation pouvait avoir perduré – les humains appellent ça le confinement, si j’ai bien compris. Non seulement il sent qu’il s’est passé quelque chose dans son continuum-temps, un bout de sa vie qui s’est évaporé, mais, en plus, c’est pour retrouver exactement les mêmes conditions qu’avant. À sa place, je serais tout aussi déprimée que lui !
– Je n’en suis pas si sûr que ça, reprend la plus jeune. S’il est vrai que j’aurais dû d’abord jeter un coup d’œil sur 2021 avant de l’y emmener, au fond je lui ai économisé tout une année à se morfondre dans sa chambre de bonne.
– Probablement, oui, murmure Urd comme pour elle-même. Mais il n’en a pas conscience, même s’il sent qu’il s’est passé un truc.
*
Clément a fait le tour du parc, jusqu’au fond, par le petit pont japonais. Voir quelques joggeurs sans masque lui a fait du bien. Il rentre de meilleure humeur, décidé à avancer dans ses cours.
Le monde des Nornes est bien fait. En sautant de 2020 à 2021, le jeune homme a aussi validé son année d’études en biologie et emporté avec lui toutes les connaissances qu’il aurait dû péniblement ingurgiter. Alors, d’où vient ce malaise qui, toute la matinée, l’a étreint ? Il y pense sur tout le trajet du retour. Il y pense dans la rue des Abondances, il y pense dans la rue Anna Jacquin. En arrivant sur la place du Théâtre l’évidence s’impose : ce vieux miroir qu’il a accroché au-dessus de la cheminée, parce que ça agrandissait la pièce et y ramenait de la lumière, ce vieux miroir doit disparaître. Clément a le sentiment que cette glace a joué un rôle dans tout ce qui lui est arrivé. D’abord ce fou qui sautait sur les rayons du soleil en mars… 2020 ? 2021 ? Il ne sait plus trop ! Ce fou qui a fini par entrer et ressortir de son miroir. Puis, le rayon bleu qui l’a transporté sous la coupole du Panthéon. En 1851, ça pour le coup il en est sûr. Il est bien sorti de derrière le miroir, non ? Et, pour finir – mais est-ce vraiment fini ? – l’apparition soudaine d’un journal qu’il n’a jamais acheté, dont la date de parution a quelque chose d’étrange, aussi étrange que cette fille qu’il a vu au café tout à l’heure et qu’il est sûr d’avoir déjà rencontrée quelque part. Alors qu’il ne voit quasiment personne depuis des mois. Il se souvient avoir retourné le miroir pour éviter que le fou de l’avenue Clément (oui, c’est aussi son prénom, l’auteur ne l’a pas fait exprès) ne vienne y nicher définitivement. Mais, à ce stade, ses souvenirs sont-ils fiables ?
Dos au théâtre, le jeune homme s’assoit sur un banc, à l’abri des quelques buissons persistants qui ornent la place. Au soleil, il fait presque tiède. Autre chose le chiffonne. La pomme, les pépins. Il s’est passé un truc pas normal avec ces pépins, comme s’ils étaient animés de leur propre volonté. Il y en avait dix, il en est sûr. Il en reste six seulement. Et ils sont bleus. Vous avez déjà vu des pépins bleus, vraiment bleus ? Bleu comme le rayon qui l’a suspendu au pendule de Foucault !
Clément se lève d’un trait, une énergie nouvelle s’est soudain emparée de lui. Il marche droit devant, les yeux fixés sur le trottoir d’en face qu’il voudrait avoir déjà atteint. Le démarrage des véhicules impatients stoppe son élan. Il trépigne au pied du passage piétons, surveillant chaque voiture, chaque vélo approchant du feu. Une voiture bleue brûle le tricolore., la suivante s’arrête. L’étudiant traverse à grandes enjambées, remonte l’avenue jusqu’à son immeuble, gravit les cinq étages, clés en main pour ne perdre pas même un dixième de seconde. Il ouvre la porte, pénètre dans sa chambrette, se dirige droit vers le miroir, ou plutôt légèrement de biais, par le côté gauche. Est-ce un reflet, un défaut dans la glace ? Il lui semble voir trois ombres de femmes qui s’agitent pendant qu’il décroche le cadre en bois. Le miroir sous le bras gauche, il s’approche de la table, saisit la coupelle verte de la main droite et verse le contenu dans sa poche. Il dévale les cinq étages pour la deuxième fois, ce 3 avril 2021, manque de rater une ou deux marches mais se ressaisit sans trop savoir comment, avant d’atteindre les poubelles dans le recoin du couloir sombre où il dépose précautionneusement le miroir (il ne manquerait plus qu’il se prenne 7 ans de malheur par-dessus le marché). Avant de rabattre le couvercle, il râcle dans sa poche et jette son contenu par-dessus le miroir.
Un pépin bleu, un seul, est resté dans sa poche !
Nouvelles d’un Enfermé
Nouvelles d’un Enfermé (5 nouvelles : Confinement, Le Miroir, La Pomme, Le pépin, et Les Neuf Mondes) Eric Mahias Pour lire cette Nouvelle complète, téléchargez le PDF ci-dessus à droite. Nouvelles d’un Enfermé.pdf Cliquez sur l’icône pour télécharger la nouvelle en PDF Facebook
Les Neuf Mondes
Au rez-de-chaussée, dans l’ombre du couloir, un léger crissement se fait entendre. Le goulot d’un bouteille de vodka, négligemment jetée dans la poubelle, vient de basculer. Ce grincement métallique c’est le début des ennuis : le miroir s’est fendu. Habituellement les Nornes s’en sortent très bien. Les neuf mondes d’Yggdrasil, pour elles c’est finger in the nose. Sauf qu’avec une fissure dans ce foutu miroir, l’étanchéité entre les neuf mondes n’est plus garantie !
Le Pépin
Clément est allé ouvrir la fenêtre. Il fait encore frais ce matin, 3 avril 2021. Quatre degrés au thermomètre fluorescent surplombant la pharmacie, au pied de son immeuble.
Il se retourne, les bras croisés, le dos au jour. L’ombre qui se projette sur le parquet lui donne la conscience de son existence. C’est bien lui. Il pourrait en douter tant il a failli se perdre au milieu des péripéties qui agitent ses jours.
La Pomme
Parachuté sur son matelas, Clément s’est endormi sans sommation. Au creux de sa main droite, neuf minuscules pépins bleus.
Neuf, quête d’absolu et d’idéal.
Neuf, la connaissance et le pouvoir.
Dans le panier, la pomme déchue, privée de sa semence, pourtant survit. Symbole d’immortalité, aux Hespérides comme au jardin d’Idun, le fruit d’or éveille toutes les convoitises. Cette nuit, la paume de Clément est le nouveau jardin du Valhalla.
Le Miroir
Troisième semaine de confinement dans sa chambre de bonne. Impossible d’aller à la Fac. Il faut s’organiser autrement. Et arrêter de rêvasser, retendre le fil des jours qu’il a perdu. Vu la taille ridicule de sa chambrette, ce fil n’a pas pu s’égarer bien loin. Un simple effort de concentration devrait suffire.
Commencer par faire place nette sur sa minuscule table. Virer cette grosse pomme qui le gêne. Elle l’a nargué une partie de l’après-midi.
Arsenic 2100
Miguel Estevan, chef de la station X456 d’Itapiranga, arriva de bonne heure sur le site. Il fallait inspecter les installations avec l’équipe de nuit avant le relai de la brigade de jour. Les quatre hommes, de garde jusqu’à 6 heures, n’avaient rien signalé de particulier, en dehors d’un pic assez inhabituel de gaz acres et amers. L’alarme n’avait pas été jugée nécessaire : le vent continuerait de les disperser et, de toutes façons, les masques à gaz étaient portés en permanence.
Dès qu’il sortit le pied gauche de son véhicule de fonction, à 4h30, Miguel sentit que quelque chose d’anormal était en train de se produire : le sol n’avait pas la consistance habituelle.
Le Spectacle
Une fin de journée comme je les aime. Douceur à l’extérieur, calme à l’intérieur. Je veux dire aussi dans mon intérieur à moi, ce qui est plutôt rare. Sans doute l’arrivée du printemps, les petits oiseaux et tout ça. Au bureau, l’ambiance était carrément zen. Même mon voisin m’a salué quand je suis rentré à pied, tout à l’heure. Pour prolonger cette sensation de bien-être, je m’installe sur la terrasse, devant la maison, avec une bière et le journal ! Les pieds sur la table basse, à l’américaine…
Le Paquet
Je ne sais pas exactement comment je suis arrivé là, avec mes deux enfants, Alice et Romain, 12 et 10 ans. Ça a commencé plutôt normalement. Un hologramme a sonné chez nous ce matin et m’a remis mon ordre de mission : il y avait un paquet pour moi au Centre de Distribution ; je devais le chercher pour le remettre, dans la foulée, à la personne qui viendra le réclamer.
Depuis 2045, il se passe de drôles de choses chez nous…
Confinement
L’œil me regarde au bord du miroir, un œil gauche de toute évidence, éclairé par une intense lumière
de printemps et le rebord doré de la glace. Un demi-visage suspendu là, sans cou, sans cervelle, sans envie,
au-dessus de la cheminée de ma chambre de bonne. Il n’a pas bougé depuis un quart d’heure, peut-être plus ; le temps s’épuise de durer.
Donc si j’ai bien tout lu Freud et Lacan, la Norne sortie de derrière le miroir était l’œil gauche du demi-visage qui a pris la poudre d’escampette par la fenêtre de la chambrette de Clément ? Au secours !…
Par contre, entre la chirurgienne, la serveuse du troquet, Skuld la maligne qui retourne derrière le miroir du rade, la vendeuse de livres,… la voiture rouge, la voiture bleue,… je m’y perd un peu, d’autant que dans « La Pomme », la Skuld paraissait déjà taquine… Cet étrange miroir qui finit à la poubelle et les pépins bleus que Clément jette par dessus me laissent pantois…
Quant au seul pépin qui reste dans sa poche, alors là, mystère ; ça sent carrément la cabale… 🙁
Maître Mahias nous réserve peut-être une suite intrigante, étrange, un complot, … ou peut-être rien de tout ça!? 😀
6 pépins bleus, 6…, 666, il y a aussi les 6 « méa-culpa » de l’empereur… lol
6, « beauté et harmonie », ça ferait un joli nom de salon de soins (soins à base de pépins bleus et de bile noire…) 😀
Clément, ce personnage énigmatique et d’humeur variable mais non moins attachant, nous aura fait voyager d’aventures en péripéties, parfois impénétrables, voire cabalistiques… Les trois puissantes déesses ‘filandières’ proches de « la vieille et les deux servantes » sont intriguantes et toujours influentes dans le crépuscule de Clément. Je me demande si ce Clément (Biology student) n’userait pas un tantinet de quelconques mélanges secrets à base de pépins bleus, de sauge divine, de millepertuis ou d’herbe du diable… :-/ Clément, c’est l’Obi-wan Kenobi d’Éric Mahias ! lol
Toutefois, il nous aura fait passer de bons moments, humains, tantôt biscornus, parfois émouvants, épatants ou/et fantasques.
Merci Maître Mahias ! (à suivre)
Cher auteur,
Les pépins de pomme comme poison ont été mis en scène dans un film Indien « Mom », dans lequel une mère tue les agresseurs de sa fille restés impunis.
Mais heureusement notre Clément ne broiera pas assez de noir ..ou de pépins, bleus de surcroît !
Heureusement, il reste un pépin au fond de sa poche… nous allons retrouver Clément et les magiciennes prochainement.