Les Neuf Mondes

(suite de ConfinementLe Miroir, La Pomme, et le Pépin)

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Eric Mahias

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     Un pépin bleu dans une poche perdue.

     Un, création et commencement.

     Un, liberté et solitude.

*

     Clément sifflote en remontant dans sa chambrette, persuadé que ses ennuis sont derrière lui. Pour la première fois depuis longtemps, l’esprit libéré, il prête attention aux allers-venues dans l’escalier. Sans s’arrêter, il croise sa voisine de palier, elle-même parée d’un magnifique masque à fleurs.

     – Bonjour Véronique. Beau masque, ça nous change du vert délavé.

     – Salut Clément, ouais, j’en ai marre de tout ce bazar, lance-t-elle en agitant une bouteille de vodka vide sous l’œil de Clément. Tu as pu retourner à la Fac ?

     – Pas encore, les cours se font toujours à distance. Ils vont finir par nous télétransporter, tu vas voir !

     Le jeune homme remonte dans ses douze mètres carrés grand luxe. Il se remet à ses cours, le cœur léger. Il allume son PC portable et le pose sur la minuscule table où il prend toute la place, à côté du réchaud. Dans 6 minutes, début du cours de morphologie comparée. Il est quasi prêt. La page d’accueil s’affiche. Il attend. Votre cours commence dans 3 minutes.

     Machinalement, il se gratte la cuisse droite du plat de la main. La démangeaison se calme un instant et reprend de plus belle. Il se gratte distraitement avec l’index et le majeur, de façon plus affirmée cette fois-ci.

     Le cours commence, le professeur prend la parole dans un petit cadre en haut à droite de l’écran et diffuse sa présentation sur le reste du moniteur.

     – Bonjour à toutes et tous. Aujourd’hui, morphologie comparée, ce qui rapproche les reptiles des oiseaux. La présentation sera disponible dans votre espace dès la fin du cours. Ces deux espèces animales, vertébrées, sont issues de la lignée des dinosaures téropodes…

     Clément a déjà perdu le fil. Il tente de se concentrer à nouveau.

     – … il ne faut donc pas considérer les reptiles comme un groupe monophylétique…

     L’étudiant est ailleurs. Au-delà de cette démangeaison qui ne se calme pas, quelque chose le titille. Il sait où il a vu la femme du café de ce matin. Ça reste encore un peu flou mais il est sûr que c’était ici, dans sa chambre de bonne. Ne pas y penser, se reconcentrer !

     – … ainsi, le cœur de la plupart des reptiles possède deux aortes…

     Monophylétique, deux aortes. Qu’est-ce qu’il raconte ? Clément a l’impression d’avoir deux cerveaux ou du moins lui en faudrait-il une paire pour résoudre cette énigme de la jolie fille du café en même temps qu’assimiler ses cours. Elle avait un léger accent. Celtique ? Suédois je dirais.

*

     Au rez-de-chaussée, dans l’ombre du couloir, un léger crissement se fait entendre. Le goulot d’une bouteille de vodka, négligemment jetée dans la poubelle, vient de basculer. Ce grincement métallique c’est le début des ennuis : le miroir s’est fendu. Habituellement les Nornes s’en sortent très bien. Les neuf mondes d’Yggdrasil, pour elles c’est finger in the nose. Sauf qu’avec une fissure dans ce foutu miroir, l’étanchéité entre les neuf mondes n’est plus garantie !

     Urd est la première à ressentir d’étranges vibrations. Sa connexion avec le passé n’est déjà plus très nette, les messages sont flous.

     – Sœurettes, on est dans l’pâté.

     Verdandi et Skuld la regardent d’un œil tout aussi inhabituel que son langage.

     – Que se passe-t-il Urd ?

     – J’ai les jambes qui tremblent. Je sens des vapeurs de vodka et, plus grave, je commence à perdre le contact avec mes messagers du passé.

     À peine la vieille Norne a-t-elle émis son premier hoquet qu’un nouveau crissement résonne dans le bac à déchets puis se propage au couloir. Les deux plus jeunes sœurs se mettent à trembler à leur tour : jusqu‘en son milieu le miroir est zébré.

*

     – … quant aux oiseaux, leur cœur s’apparente bien plus à celui des mammifères, avec une seule aorte… ZZ… Zirk… Scklimpf.

     Une craquelure pointe dans le coin supérieur droit de l’écran. Les yeux du professeur suivent la progression de l’entaille, comme si elle se propageait sur son propre corps. La zébrure s’étend encore :

     – Schklsszzz…Zirk… je suis obligé d’interrompre le cours… Blink.

     Le moniteur s’est éteint d’un coup. Clément tapote le dessus de l’écran, comme sur une vieille télé qui ferait des siennes. Il n’ose pas taper trop fort, la fêlure occupe déjà le tiers de la diagonale. Rien n’y fait. Alors, par réflexe, il débranche son PC. En se penchant pour attraper la prise, il constate une grande tache bleu foncé sur son jean, à l’endroit même où ça le démangeait tout à l’heure. Le fond de sa poche en occupe le centre et, juste-là, une voussure étrange est en train de gonfler.

*

     – Moi aussi je trouve que ça sent la vodka.

     Skuld a des vertiges, elle ne boit jamais d’alcool et ces vapeurs lui montent directement à la tête : « Urd, comment te sens-tu ? »

     Urd ne répond pas.

     – Verdandi, qu’est-ce qu’elle a ?

     – Elle a une tête bizarre ! Une tête que je ne lui ai jamais vue. J’ai l’impression qu’elle est en train de se fendre, comme le miroir.

     Peu de place derrière la glace, les trois Nornes sont serrées.

     – Tu peux te pousser ? Prends ma place, je vais voir ce que fait Urd.

     Skuld se glisse avec peine derrière la cadette. Mais pourquoi sont-elles allées dans ce miroir !!?

     – Urd. URD ! Qu’est-ce qui se passe ?

     La vieille fée a bougé la moitié du visage. L’autre partie est de l’autre côté de la brèche, aréactive, inerte.

     – Je…ne… vais pas… bien.

     En se rapprochant de sa sœur ainée, Skuld s’est engagée dans une zone dangereuse. Elle voit la déchirure de plus près et en mesure maintenant la gravité. La dernière fois que c’est arrivé, il y a 4000 ans, ou quelque chose comme ça, cela avait failli se terminer très mal. Suite à la rupture d’une racine de l’arbre de vie, le monde des Géants et des Elfes sombres s’étaient mélangés. Alliés imprévus, ils avaient alors commencé à envahir la Terre du Milieu, celles des hommes. Le dieu Odin, en personne, avait dû intervenir pour calmer les velléités guerrières pendant que les nains bâtisseurs renforçaient la racine défectueuse. Le rhizome avait mis très longtemps, des centaines d’années, à retrouver sa vigueur. Qui s’en souvenait ? Peut-être quelques vieux Elfes clairs qui, tout ce temps, infusèrent la racine de puissants filtres pour lui redonner son énergie.

     Skuld sait qu’elle doit agir vite. Si la brèche s’étend encore, jusqu’à elle, il n’y aura plus de futur. Les hommes dont elles ont la responsabilité directe pendant encore 2500 ans (après elles seront « de garde » dans un autre monde) seront condamnés à ne vivre que le présent, revenant jour après jour aux mêmes 24 heures. Si la brisure traverse le miroir et emmène avec elle sa sœur Verdandi, il n’y aura plus de présent non plus.

     Les Nornes ont besoin d’aide. Mais elles sont coincées dans ce foutu miroir.

*

     Sur la cuisse de Clément, une chose étrange est en train de se produire. La voussure a cessé de grossir mais elle s’agite, comme un petit animal trembleur qui chercherait la sortie. La poche est serrée, l’étudiant n’arrive pas à voir ce qui s’y passe, même en voutant son dos au maximum. Il se lève, écarte sa poche à nouveau. L’angle est plus ouvert, il voit clairement le gros pépin bleu se secouer. Je n’en ai donc jeté que 5 !

     Persuadé que tous ses tracas ne cesseront que s’il jette tous les pépins, le jeune homme dévale à nouveau les cinq étages en direction de la poubelle.

     À l’approche du bac d’où dépasse le miroir qu’il ne voudrait pas voir, le pépin s’agite de plus belle dans sa poche. Des bruits insolites retentissent au fond du couloir, Clément hésite un instant à s’en approcher mais il ne peut décidément garder cette graine folle au fond de sa poche. Après un temps d’arrêt, il décide d’y aller franchement.

     L’embryon de pomme a encore grossi, du bout de ses doigts, l’étudiant a du mal à l’attraper. Il veut le jeter au plus profond du bac, pour ne plus jamais en entendre parler. Sa main gauche agrippée au rebord, il se penche au-dessus de la cuve…

     Un visage, il a vu un visage au fond de la poubelle !

     Ça lui revient maintenant : c’est là qu’il l’avait vue cette fille, dans le miroir, comme une ombre indistincte cherchant à se dissimuler. Clément jurerait qu’elle pleure, que ses yeux implorent quelque chose. Le dernier pépin au creux de sa paume s’est arrêté de trembler, comme si la présence de cette femme le calmait.

     Un sourire triste apparaît sur la figure de Skuld. Le jeune homme se penche encore un peu plus. Malgré la crainte qui l’envahit, il veut comprendre. Le crissement faiblit puis disparaît. Une main sort timidement du miroir, entourée d’un halo qui illumine tout le hall. Cette main attend quelque chose. Les yeux de la Norne se veulent rassurants, mais elle est décidée : si l’homme ne lui donne pas le pépin miraculeux de son plein gré elle devra saisir et le garçon et la graine.

     Clément voit ce changement dans le regard de la magicienne, un danger le guette. Un péril bien plus grand que celui du virus qu’il fuit depuis des mois. Mais il est cloué devant le miroir, happé par une force qui le dépasse. Sa main s’est arrêtée à mi-chemin, il n’a pas la force d’aller plus loin.

     Skuld n’a guère le choix, avant que les neuf mondes ne périssent, elle doit entrer en possession du pépin salvateur. Elle se souvient de la légende, celle que leur mère leur avait tant de fois racontée dans les temps immémoriaux : échappée jadis du Jardin des Hespérides, une graine reviendra par le monde des hommes pour sauver l’arbre d’Yggdrasil.

     Le jeune homme est pétrifié, curarisé par un sort qui vient d’annihiler toutes ses volontés de mouvement. Dans sa main, le pépin émet un dernier rayon bleu avant que la Norne s’en empare et emmène avec elle Clément dont plus personne n’entendra jamais parler dans le monde des hommes.

     Au pied de l’arbre d’Yggdrasil, on raconte qu’un jeune magicien, protégé des Nornes, fait maintenant pousser une nouvelle race de pommiers dans le jardin du Valhalla.

Nouvelles d’un Enfermé

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Les Neuf Mondes

Au rez-de-chaussée, dans l’ombre du couloir, un léger crissement se fait entendre. Le goulot d’un bouteille de vodka, négligemment jetée dans la poubelle, vient de basculer. Ce grincement métallique c’est le début des ennuis : le miroir s’est fendu. Habituellement les Nornes s’en sortent très bien. Les neuf mondes d’Yggdrasil, pour elles c’est finger in the nose. Sauf qu’avec une fissure dans ce foutu miroir, l’étanchéité entre les neuf mondes n’est plus garantie !

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Le Pépin

Clément est allé ouvrir la fenêtre. Il fait encore frais ce matin, 3 avril 2021. Quatre degrés au thermomètre fluorescent surplombant la pharmacie, au pied de son immeuble.

Il se retourne, les bras croisés, le dos au jour. L’ombre qui se projette sur le parquet lui donne la conscience de son existence. C’est bien lui. Il pourrait en douter tant il a failli se perdre au milieu des péripéties qui agitent ses jours.

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La Pomme

Parachuté sur son matelas, Clément s’est endormi sans sommation. Au creux de sa main droite, neuf minuscules pépins bleus.

Neuf, quête d’absolu et d’idéal.

Neuf, la connaissance et le pouvoir.

Dans le panier, la pomme déchue, privée de sa semence, pourtant survit. Symbole d’immortalité, aux Hespérides comme au jardin d’Idun, le fruit d’or éveille toutes les convoitises. Cette nuit, la paume de Clément est le nouveau jardin du Valhalla.

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Le Miroir

Troisième semaine de confinement dans sa chambre de bonne. Impossible d’aller à la Fac. Il faut s’organiser autrement. Et arrêter de rêvasser, retendre le fil des jours qu’il a perdu. Vu la taille ridicule de sa chambrette, ce fil n’a pas pu s’égarer bien loin. Un simple effort de concentration devrait suffire.

Commencer par faire place nette sur sa minuscule table. Virer cette grosse pomme qui le gêne. Elle l’a nargué une partie de l’après-midi.

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Arsenic 2100

Miguel Estevan, chef de la station X456 d’Itapiranga, arriva de bonne heure sur le site. Il fallait inspecter les installations avec l’équipe de nuit avant le relai de la brigade de jour. Les quatre hommes, de garde jusqu’à 6 heures, n’avaient rien signalé de particulier, en dehors d’un pic assez inhabituel de gaz acres et amers. L’alarme n’avait pas été jugée nécessaire : le vent continuerait de les disperser et, de toutes façons, les masques à gaz étaient portés en permanence.

Dès qu’il sortit le pied gauche de son véhicule de fonction, à 4h30, Miguel sentit que quelque chose d’anormal était en train de se produire : le sol n’avait pas la consistance habituelle.

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Le Spectacle

Une fin de journée comme je les aime. Douceur à l’extérieur, calme à l’intérieur. Je veux dire aussi dans mon intérieur à moi, ce qui est plutôt rare. Sans doute l’arrivée du printemps, les petits oiseaux et tout ça. Au bureau, l’ambiance était carrément zen. Même mon voisin m’a salué quand je suis rentré à pied, tout à l’heure. Pour prolonger cette sensation de bien-être, je m’installe sur la terrasse, devant la maison, avec une bière et le journal ! Les pieds sur la table basse, à l’américaine…

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Le Paquet

Je ne sais pas exactement comment je suis arrivé là, avec mes deux enfants, Alice et Romain, 12 et 10 ans. Ça a commencé plutôt normalement. Un hologramme a sonné chez nous ce matin et m’a remis mon ordre de mission : il y avait un paquet pour moi au Centre de Distribution ; je devais le chercher pour le remettre, dans la foulée, à la personne qui viendra le réclamer.

Depuis 2045, il se passe de drôles de choses chez nous…

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Confinement

L’œil me regarde au bord du miroir, un œil gauche de toute évidence, éclairé par une intense lumière
de printemps et le rebord doré de la glace. Un demi-visage suspendu là, sans cou, sans cervelle, sans envie,
au-dessus de la cheminée de ma chambre de bonne. Il n’a pas bougé depuis un quart d’heure, peut-être plus ; le temps s’épuise de durer.

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Le Burochois

Clément,
quel sacré personnage attachant et emblématique que cet étudiant, un tantinet farfelu, biscornu et parfois étrange, aux misères et aux rencontres inattendues…

C’est peut-être bien lui, le nouveau petit protégé des Nornes, qui serait devenu magicien-pomologue ?  L’étudiant en biologie, option maîtrise de l’environnement, qui, via toutes ces nouvelles, m’a très souvent intrigué, voire inquiété, au point de me coller du jeu dans la soupente au niveau de la fente synaptique… Parfois désinvolte et léger, parfois pertinent et audacieux, Maître Mahias (que je salue au passage) nous fait béquiller du sinoquet avec son écriture généreuse, toujours en jambage et chargée de mondanité en contrepoint…

Certaines traversées sont intrigantes, déroutantes, au point de vous faire vadrouiller en rase-mottes dans les régions inexplorées du moi-second et flanquer le Parkinson à des vampires…

Certes, j’ai appris beaucoup de choses à chacune de ces nouvelles, au point d’en être même épaté (voire ébloui du promontoire) mais sans jamais tomber dans la glycérine… Comme disait Nietzsche (philosophe allemand qui enseignait le détachement matériel et le don de soi) lors d’un discours eschatologique : « Ce qui ne tue pas rend plus fort, et toute rente a une fonction effective »
Oh flûte, j’ai le rectus-femoris et l’ilio-psoas qui commencent à me démanger et ça commence à me pincer le glandulaire… C’est contagieux docteur !?
Je sens aussi des vapeurs de Vodka qui me filent des retours de flammes dans le carburateur.

Oulaaah, Pestouille, je vois «bleu», je photopsie, j’hallucine,… il est temps que je m’arrache de là avant que ça se complique, qu’une Norne me mordille le Bretzel, qu’il m’arrive un pépin perversif ou qu’une trémulation me frappe d’arythmie !

J’ai pourtant tout bien lu Freud et Lacan mais je ne suis pas certain d’avoir tout capté depuis le début… ?

Adieu l’Clément, on t’aimait bien tu sais !… ♫♪♪♫♪

Odile Jarrousse

Cher auteur
L’histoire ne dit pas si Clément est devenu immortel au Valhalla, en plus d’arboriculteur …….Il a sans doute perdu la notion du temps pour permettre aux hommes de la conserver.
Bientôt l’automne, le retour des pommes, et qui sait des pépins bleus…

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