La Pomme

(suite de Confinement et de Le Miroir)

Eric Mahias

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    Parachuté sur son matelas, Clément s’est endormi sans sommation. Au creux de sa main droite, neuf minuscules pépins bleus.

*

    Neuf, quête d’absolu et d’idéal.

    Neuf, la connaissance et le pouvoir.

    Dans le panier, la pomme déchue, privée de sa semence, pourtant survit. Symbole d’immortalité, aux Hespérides comme au jardin d’Idun, le fruit d’or éveille toutes les convoitises. Cette nuit, la paume de Clément est le nouveau jardin du Valhalla.

    Des Nornes s’agitent dans l’obscurité de sa nuit. Gardiennes des neuf mondes d’Yggdrasil, l’arbre de vie, les trois femmes tissent le temps et veillent sur le destin des hommes et des dieux.

    Urd, la plus âgée, n’est pas la moins agissante, mais, cette nuit, elle se repose. Elle a puisé dans ses réserves pour emmener Clément en 1851 et le ramener avant qu’il n’aille se fracasser sur les dalles du Panthéon. Urd ne veut pas retourner derrière le miroir, pas encore. Elle n’en a pas la force.

    Les deux autres se disputent la destinée du jeune homme.

    – Clément doit rester ici, au présent, préconise la cadette. Tout en lui exprime son incapacité à explorer d’autres temps et d’autres lieux.

    – Au contraire, soutient la plus jeune, l’étudiant a croisé deux fois la lame du passé, cela ne l’empêche pas de trouver le sommeil. Vois, il dort comme un nourrisson.

    Les trois vierges soudain trésaillent, une brutale crispation agite la main de Clément. L’index et le majeur ont quitté l’alignement tranquille et, dans un rythme lent et presque musical, roulent sous leur pulpe deux pépins téméraires. La conscience endormie du jeune homme a détecté les intrus mais n’en identifie pas la nature. Au départ une caresse, une recherche aveugle dans un espace confiné, la pression s’affirme, s’impose puis, doucement, s’estompe. L’étudiant s’est profondément rendormi, son imaginaire inconscient emportant avec lui la douce sensation des pépins de velours. Un flux de moiteur ramène les granules bien au chaud des sillons palmaires.

    L’heure est grave, le petit matin bientôt s’annonce et les Nornes n’ont pas décidé. Au levant, déjà les premières lueurs de l’aube allument l’horizon de Boulogne-Billancourt. Sur la flèche de Notre-Dame des Menus résonne le trafic des quelques rares livreurs matinaux dont l’activité a survécu au confinement.

    Il est temps de débattre promptement et de trancher.

    Skuld, la plus jeune et la plus vive, n’est pas non plus la plus idiote. Elle sait argumenter et ne s’en prive pas.

    – Urd, ta dernière tentative pour ramener ce garçon dans un temps reculé n’a pas été un grand succès, avoue-le.

    – Ma technique est plurimillénaire, pourtant. Mais, tu as raison, ce jeune homme a quelques facettes surprenantes. Un bond de cent-soixante-dix ans en arrière ne l’a pas empêché de garder son sang-froid, il a immédiatement reconnu le Panthéon. Cette situation ne l’a pas effrayé. Mais vous aurez noté à quel point l’apparition d’un être du passé dans son temps présent l’a stressé.

    – Comme d’habitude, intervient Verdandi, la cadette, tout le monde se moque de ma vision du présent.

    – Tu es injuste ! renchérit la tisseuse du passé. Tout ce que fait ce garçon, il le fait au temps présent, avec toi. Qui s’intéresse à ce qu’il a fait hier ou à ce qu’il fera demain ? Et puis, je te rappelle que son présent le confine depuis 3 semaines !

    – Les filles, on peut discuter calmement ? coupe Skuld. Avec Clément, nous avons maintenant l’expérience du passé et du présent, il nous reste à voir comment il se comportera dans le futur.

    – Eh bien, il n’y a qu’à laisser venir demain, reprend la cadette, d’ailleurs c’est pour bientôt, regardez le soleil monte à l’horizon.

    – Non, Verdandi, ça, ça n’est pas le futur, c’est le présent qui avance. Tu es incroyable, nous avons déjà eu cette discussion des centaines de milliers de fois : le futur c’est une projection discontinue dans le temps. Si je laisse venir demain, c’est le présent qui prend sa place, ça n’est pas le futur.

    – Ok, Ok (les Nornes savent s’adapter à la langue du temps qu’elles visitent !) répond la sœur puînée. Nous n’avons pas le temps de débattre plus avant. Il faut décider. Que proposes-tu, Skuld ?

    – D’y aller doucement, Verdandi. Urd a probablement été trop gourmande, comme d’habitude ! Je ne lui ferai pas faire un saut de 170 ans dans le futur. Même moi, je ne suis pas encore allée voir ce qu’il s’y passe. J’ai mes habitudes et plonge plutôt sur des périodes de 20 ou 30 ans. Pour la première expérience de Clément dans le futur, je pense que nous allons nous limiter à une année. Je vais le transporter en avril 2021. S’il se comporte bien, peut-être envisagerons nous de l’envoyer plus loin par la suite.

*

    À ce stade de notre histoire, le lecteur peut légitimement se demander pourquoi les Nornes jouent ainsi avec la vie des hommes.

    Aux trois racines de l’arbre de vie, elles sont chargées de tisser l’Histoire des neufs mondes. Ceux des dieux, comme ceux des hommes.

    Urd, la plus âgée, entasse et documente les faits du passé. Elle est la mémoire des hommes, celle qui ne doit rien oublier. Il lui arrive de céder à la tentation de remodeler des évènements dont elle n’est pas satisfaite. Il lui arrive aussi de se sentir bien fatiguée, tout ça l’épuise.

    Verdandi, la cadette, est la plus occupée des trois, c’est à elle que revient de guider les hommes dans le présent. Elle s’acquitte de cette tâche de son mieux, même si bien des choses lui échappent. Elle rencontre de plus en plus de réfractaires sur son chemin, des hommes qui n’en font qu’à leur tête ou qui réfutent les leçons du passé.

    Skuld, la plus jeune, prépare l’avenir. C’est une affaire sérieuse. Elle requiert en permanence l’aide de ses deux sœurs car de leurs décisions dépend en grande partie la façon dont le futur pourra se dérouler. Elle doit souvent aller « tâter le terrain » en se projetant au-delà de demain ou en y envoyant des cobayes. C’est un voyage périlleux, même pour elle. Combien de fois a-t-elle été surprise de constater l’écart avec ce que prévoyaient les hommes ! Un petit saut de 20 ans constitue son voyage préféré, pas trop loin, pas trop près. Et au train où vont les choses, c’est déjà bien suffisant.

    Chacune sa spécialité, donc, mais aucune n’agit seule.

*

    Elles ont décidé : Skuld a carte blanche pour projeter le jeune homme à douze mois pile d’aujourd’hui, 3 avril 2020. Pour cela, il faut attendre que Clément se réveille, que sa conscience ait repris sa place. Les Nornes vont patienter sagement derrière le miroir.

*

    Clément n’a pas desserré le poing. Posée sur sa poitrine, sa main se soulève et s’abaisse au rythme de sa respiration. Les pépins ont un peu le vertige d’être balancés comme ça.

    Les rideaux sont restés ouverts, il est 7h30 et la lumière fait vibrer les paupières du jeune homme. Lentement, il en soulève une première, la referme illico. Le clignement était presque imperceptible mais il a suffi pour qu’une information capitale monte jusqu’aux neurones de l’étudiant : il n’est plus suspendu. Ni à son lampadaire, ni au pendule du Panthéon.

    Sa respiration s’amplifie, s’accélère. Il déplie le bras droit. La main se détend en dehors du lit et laisse échapper trois pépins qui chutent sur le parquet de la chambrette, non loin de la pomme en éveil, sous le bureau. Il ouvre enfin les yeux.

    C’est le moment idéal ! Skuld s’échappe du miroir, saisit Clément et le dépose sur sa chaise, un an plus tard. Nous sommes le 3 avril 2021.

    Le jeune homme est réveillé, un bol de café fumant dans la main gauche. Dans la main droite qu’il a posé sur ses genoux, il compte six pépins de pomme, couleur de nuit bleue, et se souvient de tout… Sauf de l’année écoulée. Devant lui, sur la table, le journal du jour que la Norne a intentionnellement disposé en évidence, pour que Clément comprenne. Skuld n’a pas franchement respecté les règles, mais c’est un voyage court et, pour que l’expérience de la Norne soit concluante, il est nécessaire que le sujet soit conscient du changement, que son esprit soit immédiatement conditionné. De retour derrière le miroir, avec ses sœurs elle guette les premières réactions du voyageur.

    Avec beaucoup de précautions, Clément dépose les six grains dans une petite soucoupe verte, à côté du réchaud. Un à un, ils émettent un petit bruit sec au contact de la porcelaine. Le jeune homme s’empare du journal et lit : « à compter de ce jour, 3 avril 2021, et pour 4 semaines au moins, la France est confinée ».

    L’étudiant repose le journal et souffle entre ces dents : « Mais qu’est-ce que je fous là !? ».

Arbre de Valhalla
Avec l'aimable autorisation de mon ami Didier.

Nouvelles d’un Enfermé

Nouvelles d’un Enfermé (5 nouvelles : Confinement, Le Miroir, La Pomme, Le pépin, et Les Neuf Mondes) Eric Mahias Pour lire cette Nouvelle complète, téléchargez le PDF ci-dessus à droite. Nouvelles d’un Enfermé.pdf Cliquez sur l’icône pour télécharger la nouvelle en PDF Facebook

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Les Neuf Mondes

Au rez-de-chaussée, dans l’ombre du couloir, un léger crissement se fait entendre. Le goulot d’un bouteille de vodka, négligemment jetée dans la poubelle, vient de basculer. Ce grincement métallique c’est le début des ennuis : le miroir s’est fendu. Habituellement les Nornes s’en sortent très bien. Les neuf mondes d’Yggdrasil, pour elles c’est finger in the nose. Sauf qu’avec une fissure dans ce foutu miroir, l’étanchéité entre les neuf mondes n’est plus garantie !

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Le Pépin

Clément est allé ouvrir la fenêtre. Il fait encore frais ce matin, 3 avril 2021. Quatre degrés au thermomètre fluorescent surplombant la pharmacie, au pied de son immeuble.

Il se retourne, les bras croisés, le dos au jour. L’ombre qui se projette sur le parquet lui donne la conscience de son existence. C’est bien lui. Il pourrait en douter tant il a failli se perdre au milieu des péripéties qui agitent ses jours.

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La Pomme

Parachuté sur son matelas, Clément s’est endormi sans sommation. Au creux de sa main droite, neuf minuscules pépins bleus.

Neuf, quête d’absolu et d’idéal.

Neuf, la connaissance et le pouvoir.

Dans le panier, la pomme déchue, privée de sa semence, pourtant survit. Symbole d’immortalité, aux Hespérides comme au jardin d’Idun, le fruit d’or éveille toutes les convoitises. Cette nuit, la paume de Clément est le nouveau jardin du Valhalla.

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Le Miroir

Troisième semaine de confinement dans sa chambre de bonne. Impossible d’aller à la Fac. Il faut s’organiser autrement. Et arrêter de rêvasser, retendre le fil des jours qu’il a perdu. Vu la taille ridicule de sa chambrette, ce fil n’a pas pu s’égarer bien loin. Un simple effort de concentration devrait suffire.

Commencer par faire place nette sur sa minuscule table. Virer cette grosse pomme qui le gêne. Elle l’a nargué une partie de l’après-midi.

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Arsenic 2100

Miguel Estevan, chef de la station X456 d’Itapiranga, arriva de bonne heure sur le site. Il fallait inspecter les installations avec l’équipe de nuit avant le relai de la brigade de jour. Les quatre hommes, de garde jusqu’à 6 heures, n’avaient rien signalé de particulier, en dehors d’un pic assez inhabituel de gaz acres et amers. L’alarme n’avait pas été jugée nécessaire : le vent continuerait de les disperser et, de toutes façons, les masques à gaz étaient portés en permanence.

Dès qu’il sortit le pied gauche de son véhicule de fonction, à 4h30, Miguel sentit que quelque chose d’anormal était en train de se produire : le sol n’avait pas la consistance habituelle.

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Le Spectacle

Une fin de journée comme je les aime. Douceur à l’extérieur, calme à l’intérieur. Je veux dire aussi dans mon intérieur à moi, ce qui est plutôt rare. Sans doute l’arrivée du printemps, les petits oiseaux et tout ça. Au bureau, l’ambiance était carrément zen. Même mon voisin m’a salué quand je suis rentré à pied, tout à l’heure. Pour prolonger cette sensation de bien-être, je m’installe sur la terrasse, devant la maison, avec une bière et le journal ! Les pieds sur la table basse, à l’américaine…

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Le Paquet

Je ne sais pas exactement comment je suis arrivé là, avec mes deux enfants, Alice et Romain, 12 et 10 ans. Ça a commencé plutôt normalement. Un hologramme a sonné chez nous ce matin et m’a remis mon ordre de mission : il y avait un paquet pour moi au Centre de Distribution ; je devais le chercher pour le remettre, dans la foulée, à la personne qui viendra le réclamer.

Depuis 2045, il se passe de drôles de choses chez nous…

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Confinement

L’œil me regarde au bord du miroir, un œil gauche de toute évidence, éclairé par une intense lumière
de printemps et le rebord doré de la glace. Un demi-visage suspendu là, sans cou, sans cervelle, sans envie,
au-dessus de la cheminée de ma chambre de bonne. Il n’a pas bougé depuis un quart d’heure, peut-être plus ; le temps s’épuise de durer.

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2 Commentaires
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Odile Jarrousse

Cher auteur, une plongée-découverte au cœur de la mythologie Nordique.
Effrayantes ou assumées, ces croyances en un destin déjà gravé dans le bois..
La pomme, chargée de symboles, aux pépins bleus qui aiguisent ma curiosité..
Cette histoire de pépins de pomme me ramène aux temps anciens de mes années de maternelle (on disait jardin d’enfants…un autre jardin !) ou note institutrice, la délicieuse mademoiselle Jeannette, nous avait révélé l’incroyable métamorphose du pépin devenu pommier ..
Je me languis déjà de suivre Clément aux six pépins bleus dans ce futur proche.

Le Burochois

La connaissance et le pouvoir… Oui mais pas que !
Dans cette nouvelle, c’est carrément « le pouvoir de connaitre », celui qui engendre la sagesse et le bien …au fil ‘du temps’. Dans cette dernière œuvre, ‘très motivée’, le passé, le présent et le futur font bon ménage… Drôlissime à souhait !
De miroir en confinement, de Pomme déchue en pépins bleus, de Jardins en Nornes tisseuses de vie et de destin d’hommes, voilà bien un sympathique voyage mystique de ‘tous les temps’, un tantinet mystérieux, avec de belles et grandes pensées animistes, beaucoup de spiritualité et d’équité…
Par les brumes et les brouillards ‘du temps’, Clément porte son fardeau ; face à lui, agitées, les Nornes tissent le temps et se livrent à de curieuses fouilles dans le passé… Midgard et son royaume des hommes, c’est limite une hérésie… Avril 1851… à l’époque, pas besoin d’attestation dérogatoire pour emmener Clément. En français dans le texte, « une épopée historiquement et culturellement enrichissante » de surcroit. De la belle ouvrage comme disait ma grand’mère…
Merci Maître Mahias pour ce très ‘bon moment’ …hautement philosophique et de bon aloi ! 😉

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